Extrait du discours de réception d’Alain Finkielkraut, 28 janvier 2016
Et en ce jour, c’est aux miens que je pense. À mes grands-parents, que, comme la plupart des Juifs ashkénazes nés dans le baby-boom de l’après-guerre, je n’ai pas connus. À ce grand-père maternel qui, avec sa femme, dirigeait une entreprise de bois à Lvov, alors ville polonaise, mais qui, je l’ai appris tardivement, préférait l’étude et la fréquentation des livres sacrés. À mes parents bien sûr, qui ne sont pas là pour connaître ce bonheur : l’entrée de leur fils à l’Académie française alors que le mérite leur en revient. Non qu’ils aient éprouvé à l’égard de la France une affection sans mélange. C’est de France, et avec la complicité de l’État français, que mon père a été déporté, c’est de Beaune-la-Rolande, le 28 juin 1942, que son convoi est parti pour Auschwitz-Birkenau. Le franco-judaïsme alors a volé en éclats, les Juifs qui avaient cru reconnaître dans l’émancipation une nouvelle sortie d’Égypte, ont compris qu’ils ne pouvaient pas fuir leur condition. Pour le dire avec les mots d’Emmanuel Levinas, la radicalité de l’antisémitisme hitlérien a rappelé aux Juifs « l’irrémissibilité de leur être ». La judéité n’était plus soluble dans la francité et mes parents auraient été désolés de me voir m’assimiler à la nation en lui sacrifiant mon identité juive même si cette identité ne se traduisait plus, pour eux ni donc pour moi, par les gestes rituels de la tradition. Ce qu’ils voulaient ardemment néanmoins, c’est que j’assimile la langue, la littérature, la culture française. Et ils pouvaient, à l’époque, compter sur l’école. Ils vouaient à l’enfant unique que j’étais un amour inconditionnel mais ils ne lui ont pas vraiment laissé d’autre choix que d’être studieux et de ramener de bons bulletins. J’ai donc appris à honorer ma langue maternelle qui n’était pas la langue de ma mère (la sienne, le polonais, elle s’est bien gardée de me l’enseigner, pour que s’exerce en moi, sans partage et sans encombre, le règne du vernaculaire). J’ai appris aussi à connaître et à aimer nos classiques. Pour autant, le fait d’être français ne représentait rien de spécial à mes yeux. Comme la plupart des gens de mon âge, j’étais spontanément cosmopolite. Le monde où j’évoluais était peuplé de concepts politiques et, l’universel me tenant lieu de patrie, je tenais les lieux pour quantité négligeable. L’Histoire dont je m’entichais me faisait oublier la géographie. Comme Vladimir Jankélévitch, je me sentais libre « à l’égard des étroitesses terriennes et ancestrales ». La France s’est rappelée à mon bon souvenir quand, devenue société post-nationale, post-littéraire et post-culturelle, elle a semblé glisser doucement dans l’oubli d’elle-même. Devant ce processus inexorable, j’ai été étreint, à ma grande surprise, par ce que Simone Weil appelle dans L’Enracinement le « patriotisme de compassion », non pas donc l’amour de la grandeur ou la fierté du pacte séculaire que la France aurait noué avec la liberté du monde, mais la tendresse pour une chose belle, précieuse, fragile et périssable. J’ai découvert que j’aimais la France le jour où j’ai pris conscience qu’elle aussi était mortelle, et que son « après » n’avait rien d’attrayant.
Discours complet sur le site de l’Académie nationale