Derrière cette réflexion se profile une autre question :
En privilégiant la mémoire du génocide du Peuple Juif, n’a t-on pas tendance à « minimiser » la gravité des autres génocides qui se sont déroulés dans l’ histoire passée ou récente ?
Ou encore, ne risque t-on pas d’oublier ce qui continue de se dérouler sous nos yeux ?
Principes pour conduire la réflexion
1 ) Tous les génocides ont des caractéristiques particulières, qu’il faut s’efforcer de connaître. Ce n’est pas rendre service à la connaissance historique que nous en avons de les amalgamer dans un ensemble général indistinct.
2) La connaissance des faits étant établie, il n’y a pas lieu de se livrer à des comparaisons dans les degrés de la souffrance, cette comparaison est proprement insupportable pour les victimes de quelque côté qu’elles soient.
3) Les caractéristiques des génocides à étudier peuvent porter
- sur les motifs (politiques, économiques, sociaux, culturels, religieux, etc.)
- sur l’organisation (le passage de la violence anarchique à la planification systématique ou encore, des bandes armées, à l’initiative d’un État de droit)
- sur l’ampleur, par rapport à la population visée, par rapport à la catégorie des êtres humains, hommes, femmes, enfants, vieillards, etc. , par rapport aux biens, à la culture et à ses instruments,
- enfin sur la finalité, c’est à dire sur le but recherché par le génocide.
4) II n’y a pas de rapport de cause à effet (au sens historique de la causalité des faits), entre le génocide du Peuple Juif, et les autres génocides, mais la question peut-être envisagée :
a – de la place du génocide dans l’idéologie raciale nazie et plus largement, dans la conception nazie de l’homme et du monde.
b – et en conséquence du caractère « paradigmatique » ou si l’on veut exemplaire, mais non pas au sens moral du terme, de ce génocide.
Trois petits textes peuvent aider à la réflexion :
1 – Extrait de l’article – Shoah ~ paru dans « Les années de tourmente 1938/1948 », ed. Flammarion, 1995. p. 1056 et suivantes :
(Dujardin, Jean. “Shoah » In : « 1938-1948 – les années de tourmente de Munich à Prague – Dictionnaire critique ». Jean-Pierre Azéma & François Bédarida, Flammarion 1995)
« La question de la véritable nature du conflit qui oppose l’idéologie nazie aux juifs et de la place de ce conflit dans 1’ensemble de sa politique nationale socialiste : Lutte raciale ou conflit religieux ? L’antisémitisme nazi est incontestablement de nature raciale parce qu ‘il s’insère dans une vision raciale du monde mais il est plus que cela. Hitler perçoit en effet la religion juive identifiée à la race juive comme un danger mortel pour la race aryenne indépendamment des raisons raciales, dans sa vision du monde.
II reproche au judaïsme d’avoir inventé et introduit dans la civilisation occidentale une éthique du respect absolu de la vie, de l’égale dignité des hommes et de la fraternité humaine. Les Juifs, dira-t-il, ont inventé « la conscience ». Cette morale est incompatible avec l’idée d’une hiérarchie des races, avec le projet de domination de la race aryenne sur l’humanité. De ce seul point de vue la Shoah n’est pas seulement un génocide parmi les génocides, mais un acte délibérément « anti-éthique ». L’éthique juive trouve sa source dans le monothéisme ; on peut alors se demander si le conflit n’est pas davantage de nature religieuse que de nature raciale. Ici s’affrontent en effet deux conceptions religieuses et philosophiques de l’homme et de l’univers : d’une part, la vision dont le judaïsme et la tradition judéo-chrétienne sont témoins ; de l’autre la vision nazie, c’est à dire la tentative de reconstruire l’humanité sur le modèle de l’animalité par l’application de la sélection naturelle définie par Darwin. De cette conception découlent aussi une autre morale, un autre système de valeur qui portent à l’extrême la violence, l’instinct et la guerre comme expression naturelle et spontanée de l’existence humaine. »…
… » Quelle est la fin de l’entreprise nazie ? Est-ce d’exterminer la race ou d’éradiquer le Peuple Juif de l’histoire ? Tout nous conduit à penser que l’extermination n’était pas une fin, mais un moyen. Ne s’agissait-il pas en effet à travers la mort du Peuple Juif – mais pas n’importe laquelle, de faire disparaître une race mais aussi une histoire, une tradition religieuse, un système de valeurs ? Les circonstances et les contraintes ont fait que 1’extermination est apparue comme le moyen le plus efficace.
Reconnaître la spécificité de la Shoah « sur ce point » suggère de nouvelles investigations. Le champ des responsabilités est considérablement élargi aussi bien dans le temps, dans l’espace, qu’au sein de la société. »
2 – « La Shoah au cœur de tous les génocides » tiré d’un article de J.D. « Catholiques, qu’avons nous compris ? » à propos du Carmel d’Auschwitz
Nouvelle revue Théologique -Juillet/août 1989 p. 522
« En soulignant cette gravité indicible et unique de la Shoah, nous n’entendons pas atténuer, moins encore oublier les crimes commis contre d’autres peuples durant cette période si sombre. Nous n’entendons pas non plus nier les autres génocides ou tentatives de génocide de ce siècle… Si nous marquons le caractère prioritaire de la Shoah pour notre mémoire chrétienne, ce n’est pas contre un autre souvenir ; c’est pour éclairer plus profondément, plus justement les autres crimes commis contre l’humanité et contre Dieu. Pour les nazis, l’extermination du Peuple Juif est en quelque sorte un préalable logique et nécessaire à leurs autres crimes. Ne fallait-il pas en effet éradiquer la tradition éthique incarnée par le Peuple Juif (Unmensch) pour s’en prendre ensuite aux autres nations traitées racialement de « sous hommes » ?
La Shoah dévoile le mal à l’état brut, le sang qui crie vengeance au ciel, l’offense de Dieu caché dans toutes les tentatives de génocide en dépit de toutes les raisons invoquées. La Shoah est un événement révélateur. »
3 – « Les leçons de la Shoah » en quel sens est-il possible de parler de leçon ? Point de vue éthique, point de vue religieux.
Article donné comme conférence à Fribourg en 1992, inédit.
» Qu’y a t-il de fondamentalement perturbé dans le cœur de l’homme qui puisse le conduire à de tels excès ? »
J’ouvre ce nouveau chemin de réflexion par une interrogation sur la notion de « crime contre l’humanité ». Laissons de côté pour ce faire, le nécessaire débat de droit entre juristes pour nous attacher à la seule signification éthique et philosophique d’une telle notion.
André Frossard, dans son petit livre : « Le crime contre l’humanité, » en relève trois caractéristiques : « Le crime contre l’humanité », dit-il, « c’est de tuer quelqu’un sous prétexte qu’il est né, le crime contre l’humanité, c’est encore l’avilissement qui précède la mise à mort… II y a crime contre l’humanité quand l’humanité de la victime est niée en clair et sans appel. »
Le crime contre l’humanité dévoile la dimension métaphysique du crime contre le Peuple Juif. Qu’est ce qui rend possible un tel crime ? Quelle est cette prétention monstrueuse qui prétend avoir le droit de décider qui est homme et qui ne 1 ‘ est pas ? de dire qui a une vie digne d’être vécue ou qui n’a pas une vie digne d’être vécue ?
Comment peut-on en arriver à revendiquer le droit à commettre un crime comme un service rendu à l’homme et dénier à la victime la qualité d’homme ?
Est-ce que l’homme, est-ce que la société peuvent s’arroger le droit de définir le bien alors qu’il est mal, et le mal alors qu’il est bien ? «
Observons enfin que l’organisation systématique de la déshumanisation avait aussi pour fonction d’ôter à la victime ce qui lui reste de dignité humaine, tout en protégeant le bourreau d’un sentiment de culpabilité. Le système fonctionnait parfaitement.
Ce qui se révèle ici, c’est une prétention humaine exorbitante de tout fonder à partir de soi, de ses intérêts, fussent-ils nobles, de sa pensée, fusse t-elle profonde ?
Une telle dérive de la pensée guette toutes les sociétés. Il ne faut donc pas être surpris que le Peuple Juif en fut la victime première et prioritaire ?
Toute son histoire atteste au contraire de cette dérive, qu’il y a une loi au dessus de l’homme, que cette loi vient de Dieu lui-même, et que l’autre, c’est à dire celui qui n’est pas moi, en est le premier bénéficiaire.
Une telle remarque ne signifie pas que le crime commis contre le Peuple Juif fut en soi plus monstrueux que d’autre… Mais le crime contre le Peuple Juif signifie qu’on a voulu à travers lui s’en prendre au projet de Dieu sur l’homme et sur le monde dont il a toujours été et dont il demeure le témoin.
Une citation nazie éclaire d’ailleurs cette opposition radicale, ce refus « païen » : « Nous arrêterons l’humanité sur un chemin où elle faisait fausse route. Il n’existe pas de vérité, pas plus dans le domaine de la morale que dans celui de la science. Le mot crime est un reliquat d’un monde dépassé, il faut se fier à ses instincts. » « Celui qui comprend le national socialisme comme un mouvement politique n’en sait pas grand chose. Le national socialisme est plus qu’une religion, c’est la volonté de créer un nouvel homme. »
Au croyant que je suis, la constatation s’impose que la racine du mal dont le nazisme n’est que l’illustration tragique, réside dans la volonté humaine de se faire Dieu.
« Got mit uns » disaient les nazis, ou comme le dit autrement le Livre de la Genèse : la volonté de la protation, de « connaître le bien et le mal ».
Un autre texte nazi illustre cette tentation « nous voulons des hommes libres qui savent et qui sentent que Dieu est en eux ».
C’est pourquoi, je pense que la rage nazie s’est tournée contre le Peuple Juif comme Peuple témoin du Dieu Unique et de la Loi.
Ce constat nous conduit nullement à sous estimer les autres crimes… mais il révèle le mal qui est à l’œuvre dans tous les génocides quels qu’ils soient. … Dans la Bible, ce mal par lequel l’homme se fait Dieu et asservit son frère a un nom, il s’appelle idolâtrie. Dans son projet, il est plus pernicieux que l’athéisme lui-même dont l’intention peut parfois être réellement humaniste mais dont la fin de l’histoire des régimes communistes nous le montre à l’évidence, conduit quasi inexorablement à des formes d’idolâtrie. Mais parce que nous ne croyons plus aux idoles d’hier, nous nous croyons supérieurs à ces hommes et nous pensons que l’idolâtrie a disparu. Or elle a revêtu des formes nouvelles plus subtiles, et plus dangereuses.
Toute société, mais on pourrait dire cela de toute église et de toute idéologie dont le fonctionnement, l’organisation, la démarche s’affirment comme totalitaire, c’est à dire, ont la prétention de tout expliquer, tout régenter dans leur domaine propre et trouver ainsi en elle-même le sens de l’histoire, son origine et sa fin, y plier l’homme… cette société… ne peut que s’adorer elle-même.
Au bout du compte l’homme qu’on crée, l’homme particulier, l’homme différent, l’homme dans son individualité en sera la victime. Ce mal, cette dérive du cœur de l’homme et des sociétés ne menace pas seulement les dictatures, il menace aussi nos sociétés contemporaines. Il peut toujours surgir dans les courants culturels. A la veille d’un développement fantastique des pouvoirs de l’homme sur lui-même sans aucun précédent dans l’histoire, la lucidité et la vigilance s’imposent…
La Shoah nous avertit donc de l’urgence de la priorité de la question éthique, du prima de la conscience, de la nécessité absolue de former et d’éduquer des consciences. »